Voltaire et le Corton (Texte de Claude Chapuis)
Voltaire aimait à se dire bourguignon car il habitait à Ferney qui, depuis 1601, faisait partie de la province de Bourgogne. Il avait sans doute été mis en relation avec Gabriel Le Bault, son fournisseur de Corton, par son médecin amateur de vin, le docteur Tronchin de Genève. En fait les vignes de Le Bault, qui jadis constituaient le domaine des Cisterciens, appartenaient à son épouse Jacqueline, femme d’une grande beauté que Greuze était venu peindre en son château d’Aloxe. Voltaire l’appelait d’ailleurs « Madame la Belle. »
De 1755 à 1774, année de la mort de Le Bault, Voltaire acheta donc du Corton qui provenait de vignes situées aux climats « Les Perrières » et « les Bressandes. » Fin connaisseur, il appréciait beaucoup le vin d’Aloxe: « Je crois qu’il y a vin et vin comme il y a fagot et fagot… Je vous supplie de m’envoyer quatre tonneaux de Corton toutes les années tant qu’il plaira à la nature de me permettre de boire. » Il prétendait qu’il buvait ce vin « non par sensualité mais par régime. »
Sa cave était bien remplie de Champagne, de vins du Languedoc, de la vallée du Rhône, du Beaujolais, du Val de Loire, de Malaga, de Tokaÿ… mais Voltaire précisait: « J’ai beaucoup de bons vins pour les Genevois qui se portent bien mais à moi malade, il me faut un restaurant bourguignon. » Et il ajoutait: « Je ne puis souffrir d’autre vin que le vôtre! »
Devenu « l’aubergiste de l’Europe, » il recevait beaucoup de visiteurs à Ferney. On comprend aisément que l’auteur de Candide ait éprouvé quelques réticences à offrir du Corton à ses invités. Il se réservait le droit de déguster son vin préféré quand il était seul: « le roi de Prusse renverse tout devant lui mais il ne boit pas d’aussi bon vin de Bourgogne que moi. » Dans une lettre à Le Bault, il confie: « Je donne d’assez bon vin de Beaujolais à mes convives de Genève mais je bois le Corton en cachette. » Indigné, Le Bault écrivit le commentaire suivant dans la marge: « Il y aurait bien à corriger dans cette lettre mais j’aime assez qu’il boive en cachette d’autre vin que ses convives. Ceci est d’un vilain. Les Genevois ne seraient guère contents s’ils le savaient. »
Ajoutons que Voltaire consommait le Corton avec modération: « J’en bois environ un demi-sétier (26 cl) par jour. C’est une affaire de santé et non de luxe. » Toutefois, dans une autre lettre, il avouait aller parfois « jusqu’à chopine. »
À Ferney, Voltaire jouait au gentleman-vigneron. À plusieurs reprises, il demanda à Monsieur Le Bault de lui envoyer des plants de Corton pour sa vigne de Tournai qu’il avait achetée au Président du Parlement de Bourgogne, Charles De Brosses mais il prit amèrement conscience de l’implacable réalité du terroir: « J’ai la fantaisie de cultiver dans mon terrain hérétique quelques ceps catholiques… serait-ce prendre trop de liberté que de m’adresser à vous pour avoir deux cents pieds des meilleures vignes? Ce n’est qu’un très petit essai que je veux faire. Je sens combien ma terre est indigne d’un tel plant mais c’est un amusement dont je vous aurais obligation. » Il dut reconnaître qu’il ne pouvait « que plaisanter avec son terrain calviniste. » En 1762, âgé de 68 ans, il demanda 4000 pieds de Corton à Le Bault: « Je sais qu’il est ridicule de planter à mon âge mais quelqu’un boira un jour le vin de mes vignes et cela me suffit. Homo sum, et vini nihil me alienum puto. » (« Je suis homme et rien de ce qui touche la vigne ne m’est étranger ») Il dira encore: « Vous faites de moi un petit Noë. Grâce à vos bontés, je plante des vignes dans ma vieillesse. » : «
Les vignerons peuvent être reconnaissants à Voltaire d’être l’auteur de ce très beau credo: « Je ne connais rien de plus beau ici-bas que le travail de la vigne. »