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On voit pousser la vigne (par Pierre Poupon)

Les vignes poussent avec une incroyable rapidité : trois, quatre et même cinq centimètres par jour si le soleil se montre généreux. On pourrait presque voir, à l’œil nu, grossir les grappes et s’élargir les feuilles. Bientôt, des milliers de pampres cornus se dressent au-dessus du dernier fil de fer et s’agitent au vent comme des vipères prêtes à l’attaque.

 

Le vigneron est souvent pris de vitesse dans ses travaux, à ce moment-là, mais il sait déjà, il sait très vite si la sortie est belle ou jalouse. Il a déjà évalué sa récolte, et sans même avoir compté les raisins sur le cep tellement il vit intimement avec sa vigne. Lorsque les raisins sont trop nombreux et risquent d’épuiser la plante, il attend avec prudence que le péril des gelées soit écarté, puis il envoie ses femmes et ses filles pour évasiver ou éjetonner. Il faut la précision et le doigté d’une ménagère pour découvrir le rameau inutile et l’enlever d’une poussée rapide sans causer de blessure au corps de la vigne.

 

Sous le règne de Tibère déjà, Columelle recommandait de confier cette tâche à des mains habiles car, disait-il, « les vignes gagnent encore plus à l’épamprage qu’à la taille ». C’est pourquoi il faut des femmes. Mais il y a d’autres raisons, me semble-t-il. Certes, l’homme n’a pas le temps, mais il a aussi le cœur trop sensible, il souffrirait d’amputer ses ceps, il croirait boire son vin en herbe. Il manque de ce simple courage que montre la femme lorsque son enfant tombe et qu’elle le soigne aussitôt, sans se troubler devant la plaie couverte de poussière et de sang. ».

 

(« Vignes et jours, Carnet d’un Bourguignon », Pierre Poupon, 1963, p. 245)
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